Pastorale
américaine
Philip Roth
1997
(us) – 1999 (fr)
Prix
du Meilleur Livre Etranger (2000)
Pastorale
Américaine
Philip ROTH
Folio - 6,3 €
|
KKK |
Une
oeuvre superbe ! Une plume naturaliste à
la Zola chez un auteur contemporain. Une description
psychologique éblouissante. La seconde
partie de l'ouvrage, intitulée La
Chute, est particulièrement réussie
: on ressent une tension terrible, le souffle
de la folie qui aliène le personnage
principal et contamine le lecteur.
Ce
roman ressemble à certaines de ces oeuvres
picturales modernes ; le peintre commence par
réaliser une toile "classique",
aux contours nets, une image bien lisse et agréable
à regarder ; puis c'est cette première
oeuvre "académique" progressivement
déstructurée, qui sert de base
à l'oeuvre finale, achevée. Il
en va de même avec Pastorale Américaine
: Philip Roth plante un beau décor, sans
trop de nuances, le rêve américain
incarné par un entrepreneur Juif. Un
héros de lycée, qui se marie avec
une miss New Jersey catholique, un homme pétri
de ces images d'Epinal de l'American Dream qu'il
essaie de reproduire dans sa propre vie : la
famille harmonieuse, la réussite sociale
obtenue à force de travail, la belle
maison rustique et ses arbres centenaires...
Jusqu'au jour où la bombe éclate,
et le beau rideau se déchire, la belle
image de l'American Way of Life vole en éclats...
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Première
Phrase
Le Suédois. Pendant la guerre, quand j’étais
dans les petites classes, c’était un
nom magique dans notre quartier de Newark, y compris
pour les adultes dont les parents avaient grandi dans
le vieux ghetto de Prince Street, et dont l’américanisation
n’était pas parachevée au point
qu’ils se pâment devant les prouesses
d’un athlète de lycée.
Dernière
Phrase
Et qu’est-ce qu’on leur reproche, à
leur vie ? Qu’on nous dise ce qu’il y
a de moins répréhensible que la vie
des Levov !
Moments
Forts
« - Oui, dit le Suédois, il faut croire
que je m’en suis bien tiré.
- Je trouve », dis-je assez aimablement, non
sans penser que ce gros jéroboam d’autosatisfaction
avait été comblé par l’existence
: respectant tout ce qu’on est censé
respecter ; n’ayant jamais rien dénoncé
; jamais entravé par le doute de soi ; jamais
englué dans l’obsession, torturé
par le sentiment de son incapacité, empoisonné
par la rancune, mû par la colère…
il avait vu sa vie se dévider comme une pelote
de laine angora.
(Page 50-51)
La
vie de Levov le Suédois avait été,
à ma connaissance, très simple et très
banale, et par conséquent formidable, l’étoffe
même de l’Amérique.
(p. 54)
Ça
c’est le lissage, toute une histoire en soi,
mais voilà ce qu’elle va faire d’abord…
ceci, c’est une machine à coudre à
piqué anglais ; c’est ce qui fait les
points les plus petits, qu’on appelle les piqués,
et qui demandent plus d’habileté que
les autres… voilà une lisse, et ça,
ça s’appelle un tambour et toi tu t’appelles
minou, et moi je m’appelle papa, et ça,
ça s’appelle vivre, et le contraire mourir,
et ça, c’est de la folie, et ça,
c’est du deuil, et ça l’enfer,
l’enfer absolu, et il faut avoir des liens puissants
pour tenir le coup ; ça, ça s’appelle
continuer en faisant comme si de rien n’était,
ça, payer le prix, mais le prix de quoi bon
Dieu, ça s’appelle avoir envie d’être
mort, envie de la tuer, envie de la sauver de ce qu’elle
peut être en train de vivre où qu’elle
soit sur terre en ce moment, ce déluge verbal
s’appelle tout effacer, et ça marche
pas, je suis à moitié fou, l’impact
de cette bombe est trop violent…
(p. 185)
Quel
sentiment d’irréalité, d’être
entre les mains de cette gamine ! Cette gosse abominable,
la tête farcie de fantasmes sur la « classe
ouvrière » ! Cet avorton, qui ne prenait
même pas autant de place que le berger australien
des Levov dans la voiture, et qui prétendait
arpenter le théâtre du monde ! Ce vermisseau
de rien du tout ! Mais sous couvert de s’identifier
avec l’opprimé, il était transparent
que toute cette entreprise insane était l’œuvre
d’un égocentrisme infantile ! Ses lourdes
responsabilités envers les travailleurs du
monde entier, tu parles ! Elle était hérissée
d’un égoïsme pathologique, hérissée,
comme cette chevelure de dingue qui proclamait : «
je vais où je veux, je vais aussi loin que
je veux, ce qui compte, c’est ce que je veux.
» Oui, cette chevelure aberrante constituait
la moitié de leur idéologie révolutionnaire,
des justifications de leur action – au même
titre que le jargon outrancier dans lequel elle parlait
de changer le monde. Avec ses vingt-deux ans et son
mètre cinquante, elle s’était
lancée dans l’aventure effrénée
du pouvoir, force qui dépassait de loin son
entendement. Inutile de réfléchir le
moins du monde. La réflexion faisait piètre
figure devant leur ignorance. Ils étaient omniscients
sans même y réfléchir. Comment
s’étonner que l’effort colossal
qu’il faisait pour cacher son agitation fût
un instant tenu en échec par une rage irrépressible
?
(p. 190)
Personne
ne débute comme ça, pensait le Suédois.
Elle ne peut pas vraiment être ce qu’elle
paraît. Cette tortionnaire au biberon, ce bébé
plein de hargne, têtu et odieux ne peut pas
protéger ma fille. C’est sa geôlière.
Merry, avec toute son intelligence, est tombée
sous la coupe de cette enfant cruelle et méchante.
Il y a plus d’humanité dans une seule
page du journal de bégaiement que dans la tête
de cette petite écervelée à l’idéalisme
sadique. Ah, écraser cette petite tête
dure sous sa tignasse, la presser, la réduire
en bouillie entre mes mains vigoureuses, jusqu’à
ce que toutes les idées nuisibles lui coulent
par le nez !
(p.197)
Dans
ces moments de quiétude qui l’excluaient
(la fille s’appuyant sur la mère, l’une
contenant l’autre dans ses émotions comme
des poupées russes), Merry lui apparaissait
de manière plus poignante que jamais non comme
une réplique de sa mère ou de lui en
miniature, mais comme un petit être indépendant
– une nouvelle version de ses parents, ressemblante
et pourtant tout à fait inédite, avec
laquelle il se trouvait les affinités les plus
passionnées.
(p. 283)
C’est
parce que vous nous détestez. Et vous nous
détestez justement parce que nous ne les faisons
pas ces choses-là. Vous nous détestez
non pas parce que nous sommes sans scrupules comme
vous dites, mais parce que nous sommes prudents, sains,
industrieux, et que nous acceptons d’obéir
à la loi. Vous nous détestez parce que
nous n’avons pas échoué. Parce
que nous avons travaillé dur et honnêtement
pour devenir meilleurs que la concurrence et que nous
avons prospéré ; alors vous nous enviez,
vous nous haïssez, vous voulez nous anéantir.
Et vous vous êtes servis d’elle, une pauvre
gosse de seize ans qui bégayait. Ah, vous n’y
êtes pas allés de main morte ! Vous en
avez fait une « révolutionnaire »
pétrie de grandes idées et de nobles
idéaux. Bande de salauds ! Il vous fait jouir,
le spectacle de notre effondrement ! Ce n’est
pas les clichés qui l’ont réduite
à cet esclavage, c’est vous qui l’avez
asservie par les clichés les plus pompeux –
et elle, l’insurgée, avec sa haine de
l’injustice attisée par son bégaiement,
elle a été sans défense. Tas
de lâches, espèces de salopards. Vous
lui avez mis dans la tête qu’elle était
dans le camp des opprimés – vous en avez
fait votre clown, votre pantin. Résultat, le
docteur Fred Conlon est mort. C’est le seul
type que vous avez trouvé à tuer pour
arrêter la guerre.
(p. 298)
[…]
à l’ombre du viaduc ferroviaire qui fermait
Railroad Avenue. Cette fortification rébarbative
était la Grande Muraille de Chine locale :
bâtie de blocs de grès qui s’élevaient
à sept mètres de haut, elle s’étirait
sur plus d’un kilomètre, et n’était
pénétrée que par une demi-douzaine
de souterrains immondes. Le long de cette voie abandonnée,
aussi sinistre à présent que n’importe
quelle rue de ville en ruine aux Etats-Unis, courait
un mur non protégé, sinueux, vierge
même de tout graffiti. A l’exception des
mauvaises herbes chétives qui parvenaient à
pousser en touffes enchevêtrées là
où le ciment s’était fissuré,
délavé par les intempéries, le
mur du viaduc était dépourvu de tout
– mais par lui la cité industrielle fatiguée
commémorait sa longue lutte enfin victorieuse
pour donner un monument à sa laideur.
(p. 304)
Litanie
monotone des endoctrinés, bardé d’idéologie
de pied en cap ; litanie monotone, hypnotique de ceux
dont la turbulence ne peut se contenir que dans l’étranglement,
que dans la camisole de force d’un rêve
hypercohérent. Ce qui manquait à ses
mots sans balbutiements, ce n’était pas
le sainteté de la vie, c’était
l’accent de la vie.
(p. 340)
Ils
sont à moi, ces arbres. Lui, le gosse du pavé,
le footballeur du lycée de Weequahic, s’étonnait
davantage de posséder des arbres que de posséder
des usines, ou même cette majestueuse demeure
de pierre dans les collines où Washington avait
deux fois pris ses quartiers d’hiver pendant
la guerre d’Indépendance. On n’en
revient pas d’avoir des arbres à soi.
On n’en est pas propriétaire comme d’une
affaire, ni même comme d’une maison. Disons
plutôt qu’on en a la tutelle. Oui, la
tutelle. Pour toute la postérité, à
commencer par Merry, et ses enfants.
(p. 446)
Sa
fille était une meurtrière démente,
cachée sur le sol d’une chambre de Newark,
sa femme avait un amant qui l’enfilait par-derrière
contre l’évier de la cuisine, son ex-maîtresse
avait sciemment attiré le désastre sur
sa maison, et, lui, il essayait d’apaiser son
père avec des : « d’un côté,
bien sûr, mais par ailleurs »…
(p. 490)
Il
s’avança un fauteuil, s’installa
entre sa femme et sa mère et, tandis que Dawn
parlait, il lui prit la main. Il y a cent façons
de prendre la main de quelqu’un. Selon que c’est
la main d’un enfant, la main d’un ami,
la main d’un parent âgé, la main
de celui qui part, la main du mourant, la main du
mort. Il tenait la main de Dawn comme on tient la
main d’une femme adorée, toute sa ferveur
passant dans son étreinte, comme si, par cette
pression de sa paume, il arrivait à échanger
leurs âmes, comme si ces doigts enlacés
symbolisaient toute leur intimité. Il tenait
la main de Dawn comme s’il ne savait rien de
leur situation présente.
(p. 526)