A
rebours
Joris
Karl Huysmans
1884
A
rebours - 1884
Joris-Karl Huysmans
Folio - 5,36 €
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Première
phrase :
A en juger par les quelques portraits conservés
au château de Lourps, la famille des Floressas
des Esseintes avait été, au temps jadis,
composée d’athlétiques soudards,
de rébarbatifs reîtres.
Dernière phrase :
Seigneur, prenez pitié du chrétien qui
doute, de l’incrédule qui voudrait croire,
du forçat de la vie qui s’embarque seul,
dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent
plus les consolants fanaux du vieil espoir !
Moments
Forts
Déjà il rêvait à une thébaïde
raffinée, à un désert confortable,
à une arche immobile et tiède où
il se réfugierait loin de l’incessant
déluge de la sottise humaine.
(p. 84)
Positivement,
il souffrait de la vue de certaines physionomies,
considérait presque comme des insultes les
mines paternes ou rêches de quelques visages,
se sentait des envies de souffleter ce monsieur qui
flânait, en fermant les paupières d'un
air docte, cet autre qui se balançait, en se
souriant devant les glaces ; cet autre enfin qui paraissait
agiter un monde de pensées, tout en dévorant,
les sourcils contractés, les tartines et les
faits divers d'un journal.
Il flairait une sottise si invétérée,
une telle exécration pour ses idées
à lui, un tel mépris pour la littérature,
pour l'art, pour tout ce qu'il adorait, implantés,
ancrés dans ces étroits cerveaux de
négociants, exclusivement préoccupés
de filouteries et d'argent et seulement accessibles
à cette basse distraction des esprits médiocres,
la politique, qu'il rentrait en rage chez lui et se
verrouillait avec ses livres.
Enfin, il haïssait, de toutes ses forces, les
générations nouvelles, ces couches d'affreux
rustres qui éprouvent le besoin de parler et
de rire haut dans les restaurants et dans les cafés,
qui vous bousculent, sans demander pardon, sur les
trottoirs, qui vous jettent, sans même s'excuser,
sans même saluer, les roues d'une voiture d'enfant,
entre les jambes.
(p.106-107)
Dans
l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors
de toutes les données du Testament, des Esseintes
voyait enfin réalisée cette Salomé,
surhumaine et étrange qu'il avait rêvée.
Elle n'était plus seulement la baladine qui
arrache à un vieillard, par une torsion corrompue
de ses reins, un cri de désir et de rut ; qui
rompt l'énergie, fond la volonté d'un
roi, par des remous de seins, des secousses de ventre,
des frissons de cuisse ; elle devenait, en quelque
sorte, la déité symbolique de l'indestructible
Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie,
la Beauté maudite, élue entre toutes
par la catalepsie qui lui raidit les chairs et lui
durcit les muscles la Bête monstrueuse, indifférente,
irresponsable, insensible, empoisonnant, de même
que l'Hélène antique, tout ce qui l'approche,
tout ce qui la voit, tout ce qu'elle touche.
(p. 144 – 145)
Tel
qu'un ermite, il était mûr pour l'isolement,
harassé de la vie, n'attendant plus rien d'elle
; tel qu'un moine aussi, il était accablé
d'une lassitude immense, d'un besoin de recueillement,
d'un désir de ne plus avoir rien de commun
avec les profanes qui étaient, pour lui, les
utilitaires et les imbéciles.
En résumé, bien qu'il n'éprouvât
aucune vocation pour l'état de grâce,
il se sentait une réelle sympathie pour ces
gens enfermés dans des monastères, persécutés
par une haineuse société qui ne leur
pardonne ni le juste mépris qu'ils ont pour
elle ni la volonté qu'ils affirment de racheter,
d'expier, par un long silence, le dévergondage
toujours croissant de ses conversations saugrenues
ou niaises.
(p. 158-159)
La
verve sauvage, le talent âpre, éperdu
de Goya le captait ; mais l'universelle admiration
que ses oeuvres avaient conquise, le détournait
néanmoins un peu, et il avait renoncé,
depuis des années, à les encadrer, de
peur qu'en les mettant en évidence, le premier
imbécile venu ne jugeât nécessaire
de lâcher des âneries et de s'extasier,
sur un mode tout appris, devant elles.
Il en était de même de ses Rembrandt
qu'il examinait, de temps à autre, à
la dérobée ; et, en effet, si le plus
bel air du monde devient vulgaire, insupportable,
dès que le public le fredonne, dès que
les orgues s'en emparent, l'oeuvre d'art qui ne demeure
pas indifférente aux faux artistes, qui n'est
point contestée par lessots, qui ne se contente
pas de susciter l'enthousiasme de quelques-uns, devient,
elle aussi, par cela même, pour les initiés,
polluée, banale, presque repoussante.
Cette promiscuité dans l'admiration était
d'ailleurs l'un des plus grands chagrins de sa vie
; d'incompréhensibles succès lui avaient,
à jamais gâté des tableaux et
des livres jadis chers ; devant l'approbation des
suffrages, il finissait par leur découvrir
d'imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant
si son flair ne s'épointait pas, ne se dupait
point.
(p.203)
Une
fois de plus, cette solitude si ardemment enviée
et enfin acquise, avait abouti à une détresse
affreuse ; ce silence qui lui était autrefois
apparu comme une compensation des sottises écoutées
pendant des ans, lui pesait maintenant d'un poids
insoutenable. Un matin, il s'était réveillé,
agité ainsi qu'un prisonnier mis en cellule
; ses lèvres énervées remuaient
pour articuler des sons, des larmes lui montaient
aux yeux, il étouffait de même qu'un
homme qui aurait sangloté pendant des heures.
(p. 233-234)
En
effet, s'il ne comportait point un sacrilège,
le sadisme n'aurait pas de raison d'être ; d'autre
part, le sacrilège qui découle de l'existence
même d'une religion, ne peut être intentionnellement
et pertinemment accompli que par un croyant, car l'homme
n'éprouverait aucune allégresse à
profaner une foi qui lui serait ou indifférente
ou inconnue.
La force du sadisme, l'attrait qu'il présente,
gît donc tout entier dans la jouissance prohibée
de transférer à Satan les hommages et
les prières qu'on doit à Dieu ; il gît
donc dans l'inobservance des préceptes catholiques
qu'on suit même à rebours, en commettant,
afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés
qu'il a le plus expressément maudits : la pollution
du culte et l'orgie charnelle.
Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué
son nom, était aussi vieux que l'Église
; il avait sévi dans le XVIIIe siècle,
ramenant, pour ne pas remonter plus haut, par un simple
phénomène d'atavisme, les pratiques
impies du sabbat au moyen âge.
(p.273)
En
se sondant bien, néanmoins, il comprenait d'abord
que, pour l'attirer, une oeuvre devait revêtir
ce caractère d'étrangeté que
réclamait Edgar Poe, mais il s'aventurait volontiers
plus loin, sur cette route et appelait des flores
byzantines de cervelle et des déliquescences
compliquées de langue ; il souhaitait une indécision
troublante sur laquelle il pût rêver,
jusqu'à ce qu'il la fit, à sa volonté,
plus vague ou plus ferme selon l'état momentané
de son âme. Il voulait, en somme, une oeuvre
d'art et pour ce qu'elle était par elle-même
et pour ce qu'elle pouvait permettre de lui prêter,
il voulait aller avec elle, grâce à elle,
comme soutenu par un adjuvant, comme porté
par un véhicule, dans une sphère où
les sensations sublimées lui imprimeraient
une commotion inattendue et dont il chercherait longtemps
et même vainement à analyser les causes.
(p. 296)
En
effet, lorsque l'époque où un homme
de talent est obligé de vivre, est plate et
bête, l'artiste est, à son insu même,
hanté par la nostalgie d'un autre siècle.
Ne pouvant s'harmoniser qu'à de rares intervalles
avec le milieu où il évolue ; ne découvrant
plus dans l'examen de ce milieu et des créatures
qui le subissent, des jouissances d'observation et
d'analyse suffisantes à le distraire, il sent
sourdre et éclore en lui de particuliers phénomènes.
De confus désirs de migration se lèvent
qui se débrouillent dans la réflexion
et dans l'étude. Les instincts, les sensations,
les penchants légués par l'hérédité
se réveillent, se déterminent, s'imposent
avec une impérieuse assurance. Il se rappelle
des souvenirs d'êtres et de choses qu'il n'a
pas personnellement connus, et il vient un moment
où il s'évade violemment du pénitencier
de son siècle et rôde, en toute liberté,
dans une autre époque avec laquelle, par une
dernière illusion, il lui semble qu'il eût
été mieux en accord.
Chez les uns, c'est un retour aux âges consommés,
aux civilisations disparues, aux temps morts ; chez
les autres, c'est un élancement vers le fantastique
et vers le rêve, c'est une vision plus ou moins
intense d'un temps à éclore dont l'image
reproduit, sans qu'il le sache, par un effet d'atavisme,
celle des époques révolues.
(p.297-298)
Décidément,
il ne lui restait aucune rade, aucune berge. Qu'allait-il
devenir dans ce Paris où il n'avait ni famille
ni amis ? Aucun lien ne l'attachait plus à
ce faubourg Saint-Germain qui chevrotait de vieillesse,
s'écaillait en une poussière de désuétude,
gisait dans une société nouvelle comme
une écale décrépite et vide !
Et quel point de contact pouvait-il exister entre
lui et cette classe bourgeoise qui avait peu à
peu monté, profitant de tous les désastres
pour s'enrichir, suscitant toutes les catastrophes
pour imposer le respect de ses attentats et de ses
vols?
Après l'aristocratie de la naissance, c'était
maintenant l'aristocratie de l'argent ; c'était
le califat des comptoirs, le despotisme de la rue
du Sentier, la tyrannie du commerce aux idées
vénales et étroites, aux instincts vaniteux
et fourbes.
Plus scélérate, plus vile que la noblesse
dépouillée et que le clergé déchu,
la bourgeoisie leur empruntait leur ostentation frivole,
leur jactance caduque, qu'elle dégradait par
son manque de savoir-vivre, leur volait leurs défauts
qu'elle convertissait en d'hypocrites vices; et, autoritaire
et sournoise, basse et couarde, elle
mitraillait sans pitié son éternelle
et nécessaire dupe, dire que je vais rentrer
dans la turpide et servile cohue du siècle
! Il appelait à l'aide pour se cicatriser,
les consolantes maximes de Schopenhauer, il se répétait
le douloureux axiome de Pascal « L'âme
ne voit rien qui ne l'afflige quand elle y pense »,
mais les mots résonnaient, dans son esprit
comme des sons privés de sens son ennui les
désagrégeait, leur ôtait toute
signification, toute vertu sédative, toute
vigueur effective et douce.
Il s'apercevait enfin que les raisonnements du pessimisme
étaient impuissants à le soulager, que
l'impossible croyance en une vie future serait seule
apaisante.
Un accès de rage balayait, ainsi qu'un ouragan,
ses essais de résignation, ses tentatives d'indifférence.
Il ne pouvait se le dissimuler, il n'y avait rien,
plus rien, tout était par terre ; les bourgeois
bâfraient de même qu'à Clamart
sur leurs genoux, dans du papier, sous les ruines
grandioses de l'Église qui étaient devenues
un lieu de rendez-vous, un amas de décombres,
souillées par d'inqualifiables quolibets et
de scandaleuses gaudrioles. Est-ce que, pour montrer
une bonne fois qu'il existait, le terrible Dieu de
la Genèse et le pâle Décloué
du Golgotha n'allaient point ranimer les cataclysmes
éteints, rallumer les pluies de flamme qui
consumèrent les cités jadis réprouvées
et les villes mortes ? Est-ce que cette fange allait
continuer à couler et à couvrir de sa
pestilence ce vieux monde où ne poussaient
plus que des semailles d'iniquités et des moissons
d'opprobres?
(p.346-349)